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Note de lecture | Réussir la transition écologiste par l’approche paysagère

Résumé de Bernard Dufour, membre du Cercle POLLEN, de cet article de la Fabrique écologique signé par six co-auteurs (liste et biographie ci-dessous)

1 | LA FORCE DU PAYSAGE

Le paysage est un concept complexe (ce qui est tissé), qui en fait son intérêt, mais qui implique de le clarifier pour en faire un levier de la transition écologique. La Convention européenne du paysage, signée à Florence en 2000  dans le cadre du Conseil de l’Europe, ratifiée par la France en 2006, le définit ainsi : « partie du territoire telle que perçue par les populations, et dont le caractère résulte de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations », ce qui fait écho au rapport de présentation de la loi française de 1993 qui énonçait : « le paysage est un espace-temps, le temps historique dans lequel l’homme… a fait de la géographie son histoire ».

Accessible et holistique : simple à appréhender par tous, il est fait de la globalité de ce qui le constitue : champ, jardin, bois, village ancien ou quartier récent, route ; ou rue, immeubles, commerces, piste cyclable, arrêt de bus ; fait de mer, sable et rochers, ou d’implantations industrielles et de marais… c’est aussi de la lumière, des couleurs, un climat, des sons, des odeurs, des textures, et même des goûts. Bref, le paysage mobilise les cinq sens. Le paysage est chargé d’usages et d’appropriations, et par là subjectif. Il n’y a pas de prérequis pour l’apprécier, saisir la complexité du réel sensible.

Relationnel : le paysage l’est doublement, à la fois issu de relations écologiques (entre relief, climat, eau, sol, animaux et végétaux, occupations du sol), et de relations sociologiques (d’affects, d’usages et de représentations des populations qui y vivent). Ainsi le territoire est à la fois cadre de vie et mode de vie, les deux étant en jeu dans la transition écologique.

Rassembleur : le paysage est un bien commun, que tous font et défont, au travers de leurs activités professionnelles et/ou de leurs vies privées.

Mais surtout POSITIF : à la question « qu’évoque pour vous le mot paysage ? », les 2/3 des élus répondent d’abord « un cadre de vie agréable ».

2 | SON INVISIBILITE PERSISTANTE AU SEIN DES POLITIQUES D’AMENAGEMENT

Malgré ces atouts, le paysage, de plus en plus présent depuis plus de 30 ans dans la législation au sens large, reste marginalisé en tant qu’approche transdisciplinaire dans les politiques d’aménagement du territoire. Pourtant le paysage ne doit pas devenir une politique additionnelle, une simple « cerise sur le gâteau ». L’ensemble que constitue le paysage doit conduire à considérer le territoire dans sa globalité. C’est le contraire des politiques en silo : on construit un ensemble de logements, puis de commerces, puis une infrastructure de transport, puis une protection contre les inondations, puis on ménage des corridors écologiques et on implante des éoliennes… toutes ces actions sont légitimes, mais sans coordination et indifférentes au territoire d’accueil, elles créent de l’incohérence, restent incomprises, et enfin suscitent l’hostilité.

Le paysage est ainsi escamoté par une démarche triplement réductrice :

Territoire à équiper : c’est l’approche technocratique et aménagiste. Puisque le paysage est une affaire de perception subjective, on s’en tient à ce qui est objectif, quantifiable. Equations et statistiques sont les deux mamelles de l’aménagement, jusque dans la conception récente de la planification écologique issue des équipes de Matignon. Historiquement c’est l’idée d’équiper les territoires qui a évacué la dimension du paysage, réduit à une juxtaposition de secteurs monofonctionnels (grands ensembles en banlieues, stations de bord de mer ou de montagne). On retrouve ce cloisonnement au sein des politiques de l’environnement, traitant « techniquement » de l’eau, des sols, de la biodiversité, des risques, de l’énergie et du climat.

Carte postale à protéger : ici la posture n’est plus technocratique mais conservatrice : le paysage est considéré comme un patrimoine (l’idée de « la terre qui ne ment pas » revient en force). Or le paysage bouge, naturellement ou par l’action humaine (terrasses cévenoles, bocage du Limousin, viaducs de Garabit puis de Millau, bassin minier du Nord et du Pas de Calais classé « paysage culturel vivant par l’Unesco…).

Décor à planter : par compromis entre les deux premières approches réductrices, celle-ci vise à rendre acceptable les transformations jugées nécessaires par l’ajout la plupart du temps d’éléments végétaux, le « paysagement », une décoration qui vient après le gros œuvre, s’il reste encore un budget…

Ces incapacités à prendre la mesure du paysage ont fini par générer une sorte de paralysie de l’action publique face au divorce entre les énormes défis de la transition d’un côté, et l’hostilité grandissante des populations de l’autre. La social-démocratie devrait se saisir à bras le corps du sujet pour tenter de dépasser le choix lugubre entre l’inaction populiste et l’action technocratique perçue comme autoritaire.  Il s’agit clairement d’un enjeu démocratique.

L’enjeu du passage de politiques du paysage » à des politiques par le paysage.

Les politiques du paysage ont commencé au 19ème siècle par la protection des espaces emblématiques contre les effets de l’essor industriel. Ce fut d’abord la protection des monuments historiques (1840, Prosper Mérimée), puis la protection des sites (1906, 1930, puis années 1960 avec les premiers parcs nationaux).

Le 2ème acte est une prise en compte du paysage face aux bouleversements de celui-ci avec les « trente glorieuses » : grands ensembles, lotissements géants, zones industrielles et commerciales, et les grands équipements : lignes à haute tension, grands barrages, autoroutes, aménagement du littoral et de la montagne, remembrements. D’où la création en 1967 des parcs naturels régionaux, en 1972 d’un secrétariat d’Etat à l’environnement, du Conservatoire du littoral en 1975, d’une école nationale supérieure du paysage en 1976, suivis des lois littoral et montagne en 1986/86, aboutissant à la loi Paysage de 1993. Cette loi a permis de développer les principaux outils d’une politique de l’Etat sur le paysage : observatoires photographiques et grands prix, atlas de paysages, chartes et plans de paysage. Malgré le développement progressif de ces outils, la sectorisation des politiques de l’environnement a perduré, voire s’est accrue avec la structuration de puissantes administrations centrales de l’Environnement pour la biodiversité, les risques, la gestion de l’eau, le changement climatique… et l’approche technique d’équipes d’ingénieurs qui s’appuient sur les avancées du droit européen mais se coordonnent peu.

Le constat est ainsi qu’il subsiste une politique du paysage autonome parmi les politiques d’environnement, mais marginale car non couplée suffisamment aux grandes politiques de l’énergie, de l’agriculture, de l’urbanisme, des transports et du logement. D’où la nécessité de passer à une politique par le paysage, en particulier pour conduire les transformations spatiales résultant du changement climatique, pour l’atténuer ou s’y adapter. Or l’Etat est aujourd’hui tenté de transférer aux collectivités locales la responsabilité de résoudre sur le terrain les injonctions contradictoires des politiques par lui prônées, d’autant plus qu’il manque une vision nationale de l’aménagement du territoire. Un territoire qui reste la résultante de processus erratiques du fait de retards dans la mise en application, d’instabilité réglementaires et juridiques, de contestations politiques pas toujours légitimes, générateurs du mal-être citoyen.

3 | CE QU’ON ENTEND PAR DEMARCHE PAYSAGERE

Elle repose sur cinq principes selon les paysagistes-conseils de l’Etat (Biscarosse 2021) :

  • La prise en compte de la réalité sensible du territoire, tel que vécu et perçu par les populations ;
  • La prise en compte du vivant dans sa globalité : usages des habitants, fonctionnement écologique animal et végétal ;
  • Approche transversale : qui croise l’ensemble des champs sectoriels de l’aménagement, économique, social et environnemental (le triptyque du développement durable). Au croisement des 3, le projet de paysage devient à la fois culturel et équitable, donc désirable ;
  • Démarche participative : l’expression de toutes les sensibilités est rendue possible pour tous par sa non technicité, élus, techniciens, entreprises et associations, citoyens ;
  • Créativité : il ne s’agit pas de nier les transformations inéluctables des cadres et mode de vie, mais de les choisir plutôt que de les subir.

Ainsi, les dimensions intégratrices et démocratiques de la démarche peuvent apporter un caractère désirable à la transition écologique : des méthodes de représentation cartographiques, de mise en image, de déambulations paysagères organisées, permettent de se saisir de la globalité et d’apporter sa contribution personnelle en offrant « une représentation tangible du récit collectif d’une transition écologique réussie ».

Il est notable que le GIEC et l’IPBES (équivalent « nature » du GIEC) préconisent la démarche paysagère au service de la transition, en se fondant sur une « scape approach », amalgame du landscape, du freshwaterscape, et du seascape. Et d’insister dans leur atelier conjoint de décembre 2020 sur « la qualité de vie pour tous ».

Les spécifications (techniques pour le coup !) de la démarche paysagère sont à examiner plus en détail, mais signalons cependant que celle-ci rejoint l’article 7 de la charte de l’environnement, désormais adossée à la Constitution, et conforme aux engagements internationaux de la France : « toute personne a le droit, dans les conditions et limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ».

Enfin, signalons un important avis du CESE de mars 2022 sur l’acceptabilité des nouvelles infrastructures de transition énergétique : « la transition…n’est pas spontanément désirable, car elle implique des changements profonds de nos imaginaires et de nos modes de vie. Manque un récit collectif global de ce que seront nos modes de vie, avec une répartition équitable des efforts qui tienne compte des inégalités sociales actuelles, et des références culturelles ou artistiques pour le rendre plus lisible. Le CESE préconise de favoriser le développement des concertations locales volontaires climat-énergie, avec une attention particulière aux impacts sur le paysage et la biodiversité, en anticipation des projets, associant les élus, la population et les parties prenantes ».

Passer de l’impact sur le paysage au projet de paysage

La difficulté à faire accepter les transformations nécessaires augmente et augmentera avec l’urgence climatique, rendant l’acceptation sociétale de plus en plus problématique. Le projet de paysage, agissant en amont des plans ou programmes territoriaux, peut apporter une vision contextualisée, débattue, partagée, exhaustive du champ des possibles, préparant mieux la venue de projets susceptibles d’emporter l’adhésion. Le projet de paysage vient s’articuler entre l’échelle de la planification et l’échelle de la mise en œuvre locale des projets. Il permet d’enrichir la dimension intégratrice de l’évaluation environnementale à chaque stade. Il remet à sa juste place la « séquence ERC » désormais convenue : éviter, réduire, compenser ». Le terme même d’impact semble d’ailleurs devoir être utilisé avec précaution, tant il renvoie à une vision défensive, à une perception fixiste du paysage auquel on ne pourrait faire que des accrocs. Les mesures actuelles destinées à faciliter l’accélération dans les renouvelables ne peuvent en elles-mêmes suffire à leur acceptabilité. D’autant plus que les projets d’installation, en zones peu denses, servent souvent aux besoins des zones denses, ce qui pose la question des solidarités et réciprocités territoriales. Impliquer les urbains dans les démarches paysagères permettrait de faire émerger des « contrats de réciprocité…

En d’autres termes, faire paysage, c’est faire société dans la transition écologique. C’est aussi approfondir la démocratie pour tous ceux qui « sont de là », mais qui aspirent à « être bien là » (Bernard Lassus).

On notera cependant que le recours au paysage n’est pas absent des évolutions récentes : par exemple la loi de mars 2023 sur l’accélération des énergies renouvelables a fortement renforcé la place du paysage comme fondement des SCOT, qui deviennent potentiellement plus intégrateurs, comme le montrent certaines initiatives de mise en place de SCOT conçus pour une large appropriation collective (un « couteau suisse » pour le SCOT de l’agglomération de Metz).

Remarque importante (ndlr) : ce plaidoyer n’est pas qu’une abstraction ; une multitude d’exemples d’initiatives locales, à tous les échelons territoriaux d’ailleurs, vient en appui de la démonstration. Jean-Pierre Thibault illustre son ouvrage d’une cinquantaine d’exemples de réussite de transformations locales ayant eu recours à la démarche paysagère. On en retrouvera quelques exemples dans la note de La Fabrique.

4 | LA DEMARCHE PAYSAGERE A TRAVERS 5 GRANDS SUJETS D’ACTUALITE

Préservation des sols agricoles et naturels, adaptation aux changements climatiques, lutte contre l’érosion de la biodiversité, nécessaire mutation des pratiques agricoles, déploiement spatial des énergies renouvelables, autant de sujets qui renvoient à la territorialisation de la transition écologique, avec ses enjeux de justice et de cohésion sociales.

La préservation des sols agricoles et naturels par le paysage

La loi ZAN (zéro artificialisation nette) de 2021 vise à programmer la fin de l’artificialisation des sols. Elle s’inscrit en continuité de la loi SRU et des textes qui l’ont renforcée. Les notions d’équilibre et de développement durable que cette loi SRU portait étaient d’ordre qualitatif, faisant appel à une appréciation collective et à une argumentation au cas par cas. Néanmoins les tendances profondes à l’étalement urbain, des logiques de promotion immobilières et les difficultés à donner une valeur à la nature semblent l’avoir emporté.

La loi ZAN a voulu remédier à ces faiblesses, en imposant la contrainte d’un indicateur quantitatif de réduction de l’artificialisation nouvelle. Mais elle néglige l’aspect qualitatif des projets d’aménagement et appelle des adaptations locales pour une mise en œuvre effective.

L’éloignement du terrain crée en effet des incohérences entre la théorie et la pratique. La démarche de paysage prend en charge les aspects qualitatifs et intègre l’ensemble des préoccupations sectorielles ; elle sert ainsi une bonne planification en urbanisme, y compris dans ses dimensions opérationnelles. Elle peut guider l’élu qui se demande où positionner les hectares dont il dispose, dans quelle interaction avec l’ensemble urbain, ou comment rendre plus qualitatifs les espaces existants à réinvestir, etc. Par ailleurs, ce qui vient nourrir la réflexion de fond est d’autant plus nécessaire dans un contexte de documents d’urbanisme de plus en plus procéduraux.

L’adaptation aux changements climatiques par le paysage

AL’approche paysagère peut faciliter l’acceptabilité sociale des plans de prévention des risques (PPR) littoraux et fluviaux. On a connu la forte opposition des habitants et élus concernés. Or la montée des eaux littorales et des crues dans les vallées est traitée de manière techniciste et segmentée par la Direction Générale de la prévention des risques, complétée par le fond Barnier. En revanche, le phénomène continu de l’érosion est renvoyé à une composante ordinaire de l’aménagement relevant des collectivités locales… là encore l’approche paysagère donne du sens à des projets territoriaux « post-recul du trait de côte », ou de déconstructions dans les vallées fluviales. La Fabrique Ecologique donne ici l’exemple de l’atelier littoral Charente-Maritime post Xynthia (« cicatriser le territoire et les mémoires grâce au paysage »), où l’on remarque le rôle d’initiateur de la DREAL Poitou-Charentes, un service de l’Etat).

B- Construire par le paysage une forêt durable et résiliente. On a en mémoire les feux de forêts de l’été 2022, conséquence des épisodes de sécheresse répétées. Les études récentes mettent en évidence une perte de capacité des forêts à stocker le carbone. ONF et propriétaires privés avaient souligné les faiblesses d’un modèle trop fondé sur la mono-spécificité et les coupes rases d’avant replantation (attaques de parasites, etc). D’où une politique d’expérimentation d’espèces mieux adaptées, de diversification des essences et de conduite en futaie irrégulière. De même la démarche paysagère commence à être utilisée dans ces espaces qui représentent 30% du territoire national. Il serait souhaitable qu’elle s’affirme pour mieux faire partager aux Français, encore peu familiarisés avec la culture forestière, l’idée que la forêt doit être gérée (et donc régénérée) au service de la ressource en bois, et qu’elle doit être transformée pour s’adapter au changement climatique.

La loi d’orientation forestière de 2001 a institué les « chartes forestières territoriales » qui amorcent des co-constructions citoyennes en forêts privées, tandis qu’en forêts publiques, l’ONF porte le label « Forêt d’exception », en co-pilotage avec les élus locaux et associations citoyennes. Ainsi pour la forêt de Fontainebleau, le projet de territoire entre l’ONF et ses partenaires a pour fil conducteur le paysage en matière d’adaptation au changement climatique.

C– Adapter les activités humaines en montagne grâce à l’approche paysagère : les montagnes subissent un réchauffement climatique plus rapide qu’en plaine. Historiquement, les premiers plans de paysage ont concerné les montagnes des Vosges (réouvrir les paysages de vallées gagnées par les boisements et l’enfrichement). Aujourd’hui dans les Vosges ou en Ariège, la démarche de paysage est au service de l’adaptation au changement climatique.

D– Introduire la nature en ville… : l’étalement urbain émetteur de gaz à effet de serre ne peut (difficilement) être ralenti qu’en rendant la ville et ses périphéries plus attractives. Cela passe par l’introduction de structures paysagères de nature à amoindrir bruit, pollution, ilots de chaleur. Cela concerne au premier chef les catégories sociales les plus modestes, les plus « assujetties à résidence ». D’où l’appel au végétal en ville, capable d’éviter une « politique de l’arbre » qui ne serait guère que l’affaire décorative des espaces verts. La ville de Bordeaux, qui s’est dotée d’un paysagiste-conseil, est citée en exemple dans ce domaine pour sa politique participative et encrée dans la vie quotidienne de « quartiers apaisés ».

Préservation de la biodiversité par le paysage

Depuis 20 ans on est passé de la protection de la nature (aires protégées, préservation des espèces menacées) à la fonctionnalité des écosystèmes, c’est-à-dire des espèces aux espaces. Les trames vertes et bleues, l’interface sauvage/anthropisé, la cohabitation des usages, doivent faire appel au scientifique et au sensible, par une mise en œuvre des expertises complémentaires de paysagistes, écologues, pédologues. La biodiversité passe ainsi par la qualité des paysages.

Approche paysagère et préservation des sols : arbres et bosquets, haies, ruisseaux ou canaux sont un élément essentiel de la trame verte et bleue, pierre angulaire de l’approche écosystémique de la biodiversité. Or ils sont les refuges des auxiliaires de culture dont le rôle est important dans la préservation des sols. Cette continuité écologique rendue opérationnelle par la démarche paysagère a ainsi une double raison d’être : agronomique et économique via le rôle des sols dans la transition agroécologique, paysagère et sociétale via les aménités reconquises dans le paysage rural.

La transition des systèmes agricoles par le paysage

Le lien étroit entre les systèmes agricoles, la transition écologique et la gestion des territoires est illustré par la crise générale de durabilité : sécheresses et canicules, partage de la ressource en eau, usage des pesticides et santé humaine, épuisement des sols, perte de souveraineté alimentaire, déprise des grands bassins d’élevage à l’herbe, diminution continue de la population d’agriculteurs…

Face à l’épuisement du modèle dominant, deux modèles semblent pouvoir se partager le territoire :

  • Une agriculture intensive et « compétitive » : ce modèle permet (grands bassins céréaliers et d’élevage intensif) de continuer à opérer des économies d’échelle et de simplifier le parcellaire pour des productions destinées à l’agro-industrie ou à l’exportation. Il est capable d’intégrer les nouvelles technologies mais aussi la production d’énergies vertes, et la rémunération pour services écosystémiques (les PSE) ;
  • Une agroécologie territoriale constituée d’exploitations de taille limitée, au parcellaire diversifié, plus ouverte aux aspirations d’une nouvelle génération d’agriculteurs. La résilience de cette approche mise à la fois sur la diversification et un pilotage technique fondé sur la qualité des fonctionnements écosystémiques, l’adaptation au changement climatique, et une meilleure valorisation des productions dans la chaîne de valeur. Cette agriculture, plus intense en main d’œuvre, suppose la mise en place des filières de proximité.

Entre ces deux modèles existe une variété de modèles intermédiaires. Mais les rapports au paysage de ces deux modèles sont évidemment différents. Le modèle intensif est appelé à poursuivre la « rationalisation » engagée au 20ème siècle : simplification du paysage, concentration des sièges d’exploitation, s’accommodant d’une faible densité de population, et poussant ainsi à la mono-destination du territoire. A l’opposé, l’agroécologie, ne se limitant pas à la production en bio conventionnel, repose sur la richesse du fonctionnement de l’écosystème, donc la reconstitution des infrastructures écologiques et paysagères. La valorisation de cette agriculture implique un rapport renouvelé au consommateur : mise en valeur de la ferme, vente directe, etc. Ses caractéristiques la portent plus facilement vers les périphéries urbaines, les zones littorales et territoires de projet.

Entre ces deux évolutions tendancielles, une bonne part de nos territoires ne relèvent ni des plaines céréalières et des bassins agro-industriels, ni des couronnes périurbaines, des vallées ou du littoral. Il s’agit notamment de bassins d’élevage à l’herbe en forte déprise, et des territoires de confins ou de moyenne montagne où la friche gagne sur les surfaces agricoles. Ces territoires sont face à un double handicap compétitif, et la conversion d’espaces agricoles en forêt, pour l’heure encore peu significative, pourrait devenir un danger futur en termes de simplification des paysages.

L’approche par le paysage pour faciliter la transition agroécologique : aux 3 types de territoires qu’on vient de décrire, l’approche par le paysage peut apporter un cap territorial.

Pour les bassins productifs, le paysage doit être le guide qui garantit sa soutenabilité du modèle agricole et l’habitabilité du territoire. Une trame cohérente d’infrastructures écologiques doit être conservée ou restaurée. Il en est de même pour l’agroforesterie.

Pour les proximités urbaines, le paysage peut être le socle du projet tant il est consubstantiel au système agroécologique. Ceci se vérifie aussi bien à l’échelle du territoire qu’à celle de l’exploitation : il s’agit de territoires au foncier rare et convoité dont la multifonctionnalité nécessitera l’approche paysagère.

Enfin, pour les territoires en déprise, le paysage fournit tout simplement un avenir. A l’instar de la vallée de la Bruche (Vosges), la démarche paysagère définit une combinaison de maintien et d’évolution des activités, dans une perspective renouvelée du développement rural.

Quelques soient les types de territoires, la démarche du paysage fournit un cadre de dialogue associant le monde agricole, désormais minoritaire jusque dans les territoires les plus ruraux, et les autres acteurs du territoire.

Déploiement territorial des ENR et sobriété par le paysage

Le déploiement des ENR à grande échelle est indispensable à court terme. Il nécessite une programmation spatiale répondant à des questions de bon sens : où ? pourquoi ? combien ? pourquoi tel type d’ENR plutôt qu’un autre ? pour quel résultat et dans quelle logique d’ensemble ? quels en seront (pour moi) les inconvénients et bénéfices ?

Or la démarche de planification n’a pas eu lieu, qui aurait pu inscrire les ENR dans le cadre d’un contrat de service public. La prospection foncière et le choix des sites ont été confiés aux opérateurs industriels. La concurrence entre ces derniers ne pouvait pas être favorable au paysage, au voisinage et à la biodiversité. D’où la multiplication des malentendus.

A contrario, on compte une quarantaine de projets en cours « Territoires à énergie positive » (TEPOS), ainsi que 18 plans de paysage-transition énergétique mis en œuvre par l’ADEME, toutes démarches incluant une stratégie territoriale, fondée sur une représentation par le paysage des scénarios de l’avenir. Par ailleurs, plusieurs parcs naturels régionaux (PNR du Haut-Languedoc) et des Grands Sites (gorges du Gardon) se sont dotés de chartes de qualité de la production d’électricité renouvelable ou plans de paysage fondés sur les valeurs paysagères, au cœur même de leur raison d’être.

L’approche paysagère vise à concrétiser une véritable représentation à l’échelle territoriale de la transition énergétique. Dans cette perspective, le collectif PAP (paysages après pétrole) a mis au point un « serious game » nommé ETAPE-Paysage, réunissant un panel d’habitants et d’élus sous la conduite d’animateurs. La communauté de communes Bresse-Haute-Seille dans le Jura, a expérimenté ce jeu en 3 actes, autour d’une carte du territoire.

Si la méthode paysagère démontre d’ores et déjà son efficacité, le défi est maintenant de la généraliser. Les propositions qui suivent répondent à ce défi par une triple politique de formation, d’outils et de moyens.

5 | LES PROPOSITIONS

Former massivement les décideurs locaux et les professionnels publics et privés de l’aménagement à la transition écologique par le paysage.

 A cette fin, sensibiliser les élus et l’ingénierie territoriale à tous niveaux hiérarchiques. Les élus locaux sont la clé de la réussite dans la mesure où ils possèdent en dernier ressort le pouvoir d’influencer l’aménagement du territoire, dont ils sont dépositaires dans le cadre des lois de décentralisation, concernant l’environnement, le développement, l’urbanisme, le patrimoine. Ils ont par ailleurs la légitimité pour organiser et conduire les débats. Une enquête de 2021 conduite conjointement par l’inspection générale de l’environnement et l’AMF (Association des Maires de France), ayant donné lieu à un rapport, auprès des maires et présidents d’intercom a donné des résultats encourageants. Notamment, 75% des répondants (représentatifs de la sociologie des élus, avec un fort pourcentage d’élus récents) voyaient « dans la transition écologique et énergétique une opportunité d’évolution qualitative du paysage ». Enfin les 4/5 des répondants ressentaient « le besoin de renforcer leurs compétences et connaissances sur le paysage ».

A la suite de ce rapport, qui faisait la recommandation de formation ci-dessus, une convention nationale a été signée par l’Etat, l’AMF, la fédération nationale des CAUE, pour des sessions de formation-test dans 3 départements. Cette sensibilisation sera efficace si elle est accompagnée d’une capacité des services techniques locaux à nourrir et mettre en œuvre la politique impulsée par l’autorité politique locale.

Renforcer et coordonner les compétences chez les professionnels

La France compte 2 à 3 fois moins de paysagistes concepteurs que les principaux pays qui nous entourent.

La proposition est de doubler le nombre d’architectes paysagistes, développer un socle de sensibilisation au paysage dans les formations préparant aux interventions sur l’aménagement, et multiplier les formations croisées entre écoles d’ingénieurs, architectes, d’urbanisme et de paysage. Il s’agit de généraliser le principe selon lequel la transversalité et l’interdisciplinarité doivent être obligatoires pour tout projet ayant un effet sur le paysage (en fait tout projet de quelque importance).

Généraliser aux différentes échelles territoriales les démarches de transition écologique et de médiation par le paysage

Une refondation en 4 points de la politique des plans de paysage sous l’appellation « plans de paysage pour la transition écologique » (PPTE) :

  • Quel que soit le fait générateur de ces plans, les PPTE ont vocation à aborder l’ensemble des dimensions de la transition écologique ayant des effets sur le paysage ;
  • Faire précéder le plan d’action d’une stratégie de paysage énonçant les objectifs de qualité paysagère du territoire, délibérés avec la population lors de la phase d’étude ;
  • Doter les plans de paysage de moyens incitatifs de mise en œuvre des programmes d’action qu’ils portent. Ces financements « starters » offriraient une attractivité bien plus grande des PPTE auprès des élus. Ils permettraient de les rendre concrets et opérationnels. Le fonds Vert, programme budgétaire déconcentré d’accélération de la transition écologique mis en place à l’été 2022 pourrait être mobilisé pour le financement des programmes y afférents, sous condition de validation de la stratégie de paysage du PPTE ;
  • Mettre en place une labellisation d’Etat à durée limitée, à l’image de ce qui existe pour les parcs naturels régionaux, les grands sites et les forêts d’exception.

Instaurer des instruments financiers pour faciliter et accélérer la transition écologique par le paysage

Au-delà des ressources financières et d’effectifs accrus qu’on vient de mentionner ci-dessus, deux pistes de financement complémentaire sont suggérées :

  • Solliciter une ressource fiscale spécifique à assiette large et taux faible (ce qui nous rappelle quelque chose en matière de fiscalité du patrimoine…ndlr) : affecter à la qualité du paysage une partie de la taxe d’aménagement perçue dès qu’une construction est édifiée ou un équipement mis en place. 5% de la taxe d’aménagement de 1,9 MD rapporteraient 100 millions. Cela permettrait de mener une politique ambitieuse de reconquête des territoires dégradés, notamment dans les périphéries urbaines, et soutenir dans la durée les démarches de PPTE. Ces démarches pourraient être rapprochées de la ligne budgétaire actuelle consacrée au sites et paysages qui s’élève à 5.7 millions…
  • Deuxième piste : généraliser le dispositif du 1% paysage routier et autoroutier aux autres équipements et constructions : la raréfaction des nouvelles constructions routières a réduit l’ampleur et la visibilité de cette taxe. Cet élargissement du 1% paysage serait l’occasion d’en simplifier la gestion.

Cette note de lecture a été rédigée par Bernard Dufour et ces six co-auteurs :

  • J ean-Pierre Thibault, ancien directeur de la DREAL Aquitaine, ancien inspecteur général de l’environnement et du développement durable, président du collectif PAP 
  • Bertrand Folléa, paysagiste-concepteur et paysagiste-conseil de l’Etat, directeur de la chaire « Paysage et énergie » de l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles-Marseille, Grand prix national du paysage en 2016 
  • Cyril Gomel, agronome, ingénieur en chef des ponts, des eaux et des forêts, ancien auditeur de L’IHEDATE, cadre dirigeant du ministère de la transition écologique en disponibilité, ancien élu municipal, consultant indépendant 
  • Jean-Michel Parrouffe, docteur, ancien consultant spécialisé dans les technologies de l’énergie, expert au sein de la direction Bioéconomie et énergies renouvelables de l’ADEME 
  • Nicolas Richard, ingénieur civil du génie rural des eaux et des forêts, vice-président de France Nature Environnement, membre du CESE 
  • Lucile Schmid, administratrice de l’Etat au ministère de l’économie, vice-présidente de La Fabrique Ecologique, co-présidente de Green European Foundation.

Le groupe « Ruralités » de POLLEN reviendra sur ces sujets et proposera une prise de pole groupe « Ruralités » de Pollen reviendra sur ces sujets et proposera une prise de position formelle.

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